Friday, November 8, 2013

Série d’entretiens anti-esclavagistes. Carl Stauffer




Carl Stauffer est né et il a grandi dans le contexte de la guerre au Vietnam. Après avoir terminé sa formation universitaire en 1985, il travaille dans les domaines de la toxicomanie et de la justice pénale. En 1988, il est ordonné au ministère et il rejoint un projet ecclésial de développement communautaire, urbain et interracial, dans le centre-ville de Richmond, Virginie. En 1991, Carl Stauffer devient le premier Directeur Exécutif d’un Programme de Médiation entre victimes et délinquants de la zone centrale de Richmond. En 1994, Carl Stauffer et sa famille partent en Afrique du Sud, sous les auspices du Comité central Mennonite (MCC), une agence confessionnelle et internationale d’aide et de développement. Carl Stauffer a travaillé en divers processus de transition, tels les Accords de Paix, les Forums communauté-police, la Commission Vérité et Réconciliation et dans les Structures locales de Développement communautaire. De 2000 à 2009, Carl Stauffer est le Conseiller régional MCC pour la paix dans la région méridionale de l’Afrique. Son travail l’a conduit dans vingt pays d’Afrique et dix autres du Moyen-Orient, de l’Europe, des Balkans et des Caraïbes. Ses centres d’intérêts académiques se focalisent sur la narratologie, la justice transitionnelle, la reconstruction et la réconciliation post-conflictuelle. Ses recherches se concentrent sur l’analyse de la justice transitionnelle à partir d’un modèle reconstructeur, et de la mise en application de systèmes judicaires indigènes, parallèles et hybrides.



(Traduction en Français: Jean-Pierre Roth et François Richard)



Yago: Carl, merci de partager avec nous ta passion pour le peuple africain. Nous nous dirigeons maintenant vers une réflexion très intéressante que tu as écrite au sujet des différentes fonctions d’un artisan de  paix. Tu as utilisé un ensemble d’images remarquables et complexes qui viennent des traditions africaines. Je voudrais que nous les parcourions ensemble pour pouvoir partager avec le lecteur la richesse, et les défis, que les artisans de paix rencontrent sur le terrain. Mais, tout d’abord, qu’est-ce qui t’a motivé pour développer ainsi ton expérience ?

Carl: Je voudrais faire un rapide commentaire général sur les sept fonctions. Comme tu l’as dit, elles font partie de mon cheminement personnel. Trois grands courants m’y ont amené. Au préalable, il y a un moment où le langage et la discipline que tu es en train d’étudier deviennent soporifiques ; le vocabulaire des livres que j’avais approfondi m’apparaissait aussi périmé et sans vie. Je voulais trouver un nouveau langage qui soit contextuel tout à la fois à l’Afrique, à ma foi chrétienne et à celle des nombreux responsables chrétiens avec lesquels je travaillais en Afrique. Ce langage emprunte donc à ces trois différents courants et à mon besoin de créativité. Je voulais qu’il soit aussi contextuel que possible, en lien avec ce que j’ai expérimenté à un niveau viscéral, à la base, en 16 ans de pratique de construction de la paix en Afrique.


Yago: Tu comprends d’abord l’artisan de paix comme un “voyant”. Tu dis souvent que, dans une situation conflictuelle complexe, “ les choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent.” Oui, le plus souvent, « il y a une histoire derrière l’histoire ». Pour toi, que signifie un artisan de paix « voyant » ?

Carl: Le mot “voyant” est utilisé dans l’Ancien Testament pour le prophète et pour les “Hommes de Issachar” (un petit groupe de personnes de l’ancien Israël, géographiquement situées) qui voyaient les signes des temps et savaient ce qu’il fallait faire pour la nation. Elles étaient non seulement capables d’analyser et d’interpréter mais aussi d’établir une stratégie – ce qui est une fonction très importante. Certes, nous pouvons utiliser le mot technique « analyse de conflit » mais, selon moi, le terme « voyant » signifie davantage. Il tente de capter la dimension stratégique de notre travail, l’analyse technique mais, surtout et plus important, la capacité spirituelle de comprendre d’autres réalités. C’est lié à ce que l’Esprit Saint nous a promis, mais, cela se réfère aussi aux anciens, aux personnes sages, celles qui sont capables de percevoir simultanément les multiples dimensions de la réalité. 



Alice au pays des merveilles parle de cela. Les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent. Je pense que les meilleurs artisans de paix réalisent que la plus grande partie de leur travail est intuitive. Ils peuvent être de bons stratèges mais, souvent, le tournant dans un conflit ouvert survient d’une manière inexplicable, d’une façon surprenante, par le déclenchement d’une énergie venant d’une activité dans une autre réalité, et non pas celle que nous pouvons voir sur le lieu même. Comme le dit Paul : « Nous vivons par ce qui est invisible, et non pas par ce que l’on voit ; ce qui est éternel et non pas ce qui est temporel. » Cela ne signifie pas que nous ne sommes pas connectés au temporel mais nous comprenons aussi que le temporel n’est pas l’unique réalité. Le matériel n’est pas l’unique réalité. Donc, quand j’entre dans le processus de la résolution d’un conflit, je me pose différentes questions. Je me demande et je prie : « Où l’Esprit est-il déjà à l’œuvre et comment est-ce que je peux m’aligner sur cette énergie ? »

Yago: La seconde fonction est d’être un “constructeur de pont”. Nous devons devenir experts en relations. En fait et en définitive, tout dépend de la relation. Le militant est obligé d’être en contact avec lui/elle-même ; Il apprend aussi la relation à l’autre, sans prendre position, pour être capable d’apporter une réconciliation réelle au travers de son propre soi réconcilié. Pourrais-tu développer cela ?

Carl: Je ne sais pas comment construire un pont matériel. Mais j’ai parlé avec d’autres à qui j’ai demandé « Comment construis-tu un pont ? » Quelques experts disent que le pont doit être construit d’une rive à l’autre, et d’autres disent, non, nous devons commencer au milieu, construire depuis chaque rive, et rejoindre le milieu. Si c’est vrai, cette dernière analogie me plaît. Le pont est mieux construit d’abord à partir des deux rives, c’est-à-dire des deux côtés du conflit, des points de vue différents, de la polarisation, et ensuite tu avances. Le constructeur du pont enjambe les colonnes d’échafaudage du pont qui sont au milieu de la gorge ou de la rivière déferlante. Elles sont capables de supporter nombre de vérités, d’idées et de personnes différentes, auteurs de conflits. Elles soutiennent tout cela de manière à ce que tout reste en équilibre. 



L’autre chose concernant le pont est qu’il est fait pour y marcher, et pour conduire, transporter des charges d’une rive à l’autre. Tout cela devient symbolique du conflit. Les auteurs du conflit qui essaient de se réconcilier doivent nous utiliser, tout comme le processus de médiation, qui est un échafaudage soutenant la relation, une matrice d’énergie qui permet l’expression des émotions et du dialogue. Parfois, c’est un travail douloureux et lourd, un travail ingrat de serviteur, non valorisé !

Yago: La troisième fonction est celle de “conduit”. Elle concerne la capacité d’écoute active et de communication profonde de l’artisan de paix. Tu dis que, dans le processus de transformation du conflit, nous sommes souvent obligés d’être une sorte d’ « éponge humaine ». Qu’entends-tu par-là ? Comment imagines-tu le militant comme un « conduit » ?

Carl: Le conduit est quelque chose que d’autres substances peuvent traverser. C’est une forme qui permet à une énergie de la traverser. J’aime l’analogie de l’éponge. Elle est poreuse, ce qui la rend très absorbante. Ainsi, nous devons être poreux. Si nous sommes durs et que nous nous protégeons nous-mêmes comme une coquille, nous serons incapables de fonctionner dans une saine réciprocité avec autrui. Certains militants diront non, nous devons être capables de dévier la colère, les émotions ou l’agression. Mais, quand nous sommes au contact d’une personne en colère et qu’elle exprime sa colère, si nous répondons de la même façon, cela ne fait que maintenir le cycle de la violence; la personne est habituée à cela. Cela la maintient dans la même réaction instinctive et provoque une contre-réaction dans le cerveau. Cela renforce les perceptions négatives ou les préjugés envers « l’autre ». Quand nous ouvrons notre moi poreux, littéralement, ou figurativement, pour que notre moi intérieur absorbe la peine de l’autre personne, nous devenons co-guérisseur avec cette personne. 



En même temps, nous devons rester finement conscients d’avoir en nous les ressources qui peuvent apporter la lumière dans l’obscurité que nous absorbons. Quand notre éponge devient très lourde, quand elle est pleine, nous devons savoir comment la comprimer afin de l’expurger et de pouvoir absorber de nouveau. C’est ici que la capacité de résilience du soignant, prenant soin de lui-même, prend une importance vitale.  Nous ne pouvons pas travailler sans cela. Je ne pense pas que je serais encore dans cette activité d’artisan de paix si je n’avais pas eu le soutien de ma foi, de ma discipline physique et spirituelle, ainsi que le réseau de soutien de ma famille, de ma communauté et de mon église pour conserver mon équilibre. Sans tout cela, ce ne serait pas possible de poursuivre le travail pendant très longtemps. J’ai vu beaucoup de personnes quitter cette cause. Je parle de victimes. Non pas littéralement, bien que nous ayons eu beaucoup de personnes qui sont mortes pour cette cause. Mais nous avons eu aussi autant de personnes qui ont déprimé et abandonné la course, victimes des facteurs émotionnels psychologiques ou spirituels. Je parle ici de brillants artisans de paix. Ils n’avaient pas leurs propres ressources internes ou externes pour comprimer l’éponge. C’est pourquoi, ils abandonnèrent ce domaine et commencèrent quelque chose de totalement différent. Ils ne pouvaient pas imaginer de s’engager à nouveau à un tel niveau de profondeur sans s’épuiser. En ce qui me concerne, mon ressourcement personnel a une origine spirituelle. C’est une ressource au-delà de moi-même. Mon énergie ne vient pas seulement du soutien d’autres personnes qui m’accompagnent, m’écoutent, me conseillent. Il vient aussi du rituel de la prière, du silence, d’exercices de méditation, de conscientisation, de jeux, d’humour, d’adoration, de chants et d’étude des Ecritures saintes; de  la motocyclette et de beaucoup d’autres choses par lesquelles c’est possible de se vider soi-même afin que Dieu puisse nous remplir.

Yago: Tu décris aussi l’artisan de paix comme un “activiste”. Tu dis que l’activiste joue un rôle crucial en accélérant le changement et en réorganisant la configuration sociale. Tu utilises l’analogie du tambour africain. Pourrais-tu nous dire pourquoi ?

Carl: Oui, j’ai soigneusement choisi la métaphore du tambour africain parce que l’arbre africain et le tambour sont des analogies sur employées. Je pense au tambour au-delà de sa fonction qui consiste à donner le rythme quand nous chantons ou célébrons. C’est la fonction que nous connaissons le mieux. Cependant, dans l’ancien temps, le tambour était un instrument de communication. Il aidait la communication avec les autres ethnies. Il appelait les gens dispersés en différents villages à venir pour une rencontre, une célébration ou une fête. Il résonnait aussi pour appeler à la guerre. En ce sens, c’était un instrument qui mobilisait les gens pour le combat. Il donnait un signal en cas de danger imminent. Ainsi, en considérant l’activité du plaidoyer, j’ai aimé l’idée que le tambour représente d’un côté la célébration et l’unité, et, de l’autre, la guerre, sous sa forme de résistance. Cette sorte de tension rassemble le « yin et le yang » du plaidoyer. Maintenir cette tension en équilibre est crucial parce que, dans le domaine de l’établissement de la paix, certaines personnes disent que le plaidoyer et la stratégie de l’action non-violente sont situées dans d’autres disciplines et non pas dans la construction de la paix. 



Selon moi, l’activisme est un facteur de changement social, le précurseur d’une construction durable de la paix. Nous devons enflammer notre « imagination éthique » et trouver ainsi l’énergie pour œuvrer à la réalisation d’une paix future. Cela peut inclure le plaidoyer en vue de changer des institutions et des structures dans une direction qui semble périlleuse et déconcertante pour certains. Cela renverse les structures sociales du statu quo. Si nous mettons toutes les choses sens dessus-dessous, c’est déstabilisant. Le plaidoyer est un travail risqué. Nous serons appelés agitateurs et fauteurs de troubles, et cela fut le cas pour Jésus! Mais je crois qu’un activiste mature conserve et vise la paix dans le champ de son horizon et qu’il ne va donc pas hésiter à faire bouger les choses en vue d’atteindre ce but. Il ne veut pas le trouble, ou le chaos, ou détruire pour détruire. Le but ultime, c’est construire. Dans l’Ancien Testament, Dieu envoya le prophète Jérémie « pour déraciner et renverser, pour ruiner et démolir, pour bâtir et planter. » cf. Jr. 1,10

Yago: Une autre fonction est celle du “guide-traducteur”. Tu dis que la facilitation est à la fois un art et une science. Tu utilises l’analogie du « broussard traqueur ». Pourrais-tu la décrire ?

Carl: Le “guide-traducteur” fut une association de termes. Je n’arrivais pas à choisir entre l’un et l’autre, donc je les ai mis ensemble. Le concept de traduction est devenu quelque chose de bien réel pour moi parce que j’ai dû utiliser la traduction dans la plupart de mes voyages à l’étranger. J’ai été accompagné par des traducteurs en beaucoup d’endroits en Afrique et j’ai réalisé combien ce service était important pour mon travail. Non seulement tes idées et ton message sont entre les mains d’un autre mais aussi ta vie, ton esprit. Le message, en sa totalité, est entre les mains du traducteur. Certains sont bons, d’autres non. Certains sont très bien préparés. En aparté, un traducteur m’a dit une fois en forme de plaisanterie : « Si je ne suis pas d’accord avec ce que tu dis, je ne le traduirai pas. » J’ai répondu : « Alors, nous aurons un problème ! » Mais les meilleurs traducteurs sont sur la même longueur d’onde que toi, mentalement, physiquement et spirituellement. Je me rappelle l’un des meilleurs traducteurs avec qui j’ai travaillé qui était d’Afrique du Sud. Il était brillant et il avait un magnifique vocabulaire. Il était capable de sentir la personne pour laquelle il traduisait. Il apprit, en conséquence, à imiter le son de ma voix, à refléter mes expressions faciales comme un miroir, jusqu’aux mouvements de mon corps. Il se mouvait avec moi d’une telle façon qu’il n’y avait pratiquement pas de faille. Avant que j’aie fini ma phrase, il avait déjà commencé à traduire et il n’y avait donc jamais de décalage. Il y avait une danse entre lui et moi, du facilitateur au traducteur.

Koi San
L’autre analogie est celle du traqueur. Je pense qu’elle est vraiment intéressante parce qu’elle a son origine dans une peuplade indigène d’Afrique du Sud, les Koi San, qui habitent le désert. Pour survivre, ils ont développé l’art de la chasse au long de milliers d’années et ils l’ont transmis par tradition orale, d’une génération à la suivante. Mais c’était plus qu’une seule tradition orale. Il y avait toute l’expérience corporelle – chaque capacité sensorielle étant utilisée afin d’apprendre à marcher de telle façon à ne pas être entendus. Ils apprirent les signes avant-coureurs des saisons, des vents, des nuages, des orages. Ils pouvaient déchiffrer les empreintes de chaque animal, identifier le cri distinctif des animaux, non seulement celui des différentes espèces mais aussi le cri utilisé à l’intérieur d’un groupe de même espèce. Ainsi, ils savaient quand les babouins se battaient, s’accouplaient, étaient affamés ou bien quand ils envoyaient un message d’alarme. Apparemment, les babouins font un appel distinct quand ils rencontrent les restes d’un carnage de lions. Ainsi, un bon traqueur écoutant ces sons peut conduire les touristes près des lions. Ces traqueurs lisent et interprètent les signes de la nature, du monde, de l’eau, des sables, du sol et des lacs. Aujourd’hui, ils sont devenus des guides très populaires pour des touristes, ou des traqueurs pour ceux qui veulent vivre une expérience remarquable et authentique. Ces traqueurs peuvent se faufiler et arriver très près des grands et dangereux prédateurs, comme les lions, sans se faire remarquer. Dans l’ancien temps, c’était une habileté nécessaire pour pouvoir utiliser avec succès l’arc de chasse ou la flèche empoisonnée. 



Un bon facilitateur est comme un traqueur, il doit utiliser tous ses sens et sa capacité intuitive. Il ne s’agit pas seulement de ce que tu vois, de ce que tu sais, de ce que tu dis. Ce n’est pas seulement ce qui est évident, c’est au-delà de cela. Le facilitateur attentif peut sentir le pouls du groupe. Il est attentif à la température du groupe, si les participants sont fatigués, confus, en colère, frustrés ou ennuyés. Un facilitateur mature doit percevoir cela. Et de la même manière que les traditions indigènes des traqueurs Koi San sont en train de disparaître, ainsi en est-il de l’art d’une sage facilitation qui est en voie de disparition quand elle est réduite à la seule dimension intellectuelle et dépourvue d’esprit et d’âme. Il y a beaucoup d’autres manières de connaître, de transmettre une information, et de partager des espaces communs et une expérience communautaire significative.

Yago: Une autre fonction est celle du « porteur-catalyseur ». Ici, tu apportes la magnifique analogie de la femme africaine qui porte son bébé sur son dos.

Carl: Ce fut difficile. Je sais que cela allait à l’encontre de la littérature occidentale qui dit que nous ne devons pas “porter” le conflit, que nous devons être objectifs ; toujours selon cette littérature, le médiateur doit maintenir une distance objective entre lui/elle-même et le problème et le remettre aux acteurs du conflit. L’idée de « porteur » sonne périlleuse – le médiateur est soupçonné de condescendance envers les parties en « portant » le conflit pour elles. Il peut être accusé de rendre les parties dépendantes de lui en « portant » le conflit pour elles.

Je ne pense pas que la fonction de “porteur” affaiblisse. Je suis d’accord que nous devons donner plein pouvoir aux parties et aux acteurs en conflit. Mais je relève ceci : en Afrique, j’ai vu que la fonction de médiation n’était donnée ni à un étranger parce qu’il est objectif ni  à un professionnel rémunéré. Elle était donnée à quelqu’un qui était connecté à un large réseau social et qui avait beaucoup d’influence dans le village ou dans la ville, et qui d’habitude avait beaucoup de responsabilités. C’étaient des aînés et des responsables en beaucoup de différents secteurs de la société. Le conflit était donc une chose de plus à porter et c’était un fardeau ; c’était une grande responsabilité. Les médiateurs ne portent pas nécessairement la solution du problème; ils assument le processus. C’est ce à quoi je pense en parlant de "porteur".

Quant à l’analogie des femmes africaines qui portent le bébé dans leur dos ou devant elles, elles le portent où qu’elles aillent, au marché, pendant le travail à la ferme, quand elles vont travailler en ville, à l’église, partout. En ce sens, le lien entre la maman et l’enfant est extraordinaire. Quand la maman porte l’enfant sur elle, elle a beaucoup à faire. Parfois, l’enfant dort et parfois il est très actif. Ainsi, un médiateur assume la relation et le travail. Parfois, l’enfant est malheureux. En tant que médiateur, tu dois encore être comme la maman, comme l’accoucheuse dans ce processus.

Le catalyseur est un mot scientifique. Il exprime quelque chose de notre fonction comme médiateurs. Le monde scientifique nous dit qu’une entité catalytique est une substance qui, lorsqu’elle est combinée avec une autre substance, peut transformer la forme de cette autre substance sans pour autant être changée elle-même. Maintenant, tu ne dois pas pousser l’analogie trop loin parce que nous voulons aussi être ouverts, être changés dans le processus du conflit en transformation, mais non pas d’une manière négative. 



Nous ne voulons pas perdre notre identité et devenir distraits, déformés, troublés par notre propre traumatisme, ou par notre propre histoire et perdre de vue notre fonction de guides. Nous devons marcher avec les autres, les accompagner dans le conflit, sans devenir tendancieux, ou bien sans tomber dans la même colère, ou la même violence, ou la même attitude haineuse – ce que nous appelons un traumatisme vicaire ou secondaire.

Yago: Dans l’analogie de la femme et du bébé, qui est qui dans le contexte du conflit?

Carl: Oui, quand je parle du porteur, je pense à la maman qui porte le bébé et qui est le modèle du médiateur tandis que le bébé est le conflit, si tu veux.

J’assure une médiation actuellement avec quelques professionnels de la santé, dans un hôpital. Je la porte jusqu’à ce que le contrat se termine. Nous avons la tâche et la responsabilité de porter ce processus avec nous, jusqu’à ce qu’il soit terminé ou résolu, ou que nous puissions le laisser et que cela puisse continuer de soi-même.

Yago: La dernière fonction, qui résume tout le reste, est celle d’artisan de paix comme "guérisseur". Celui qui cherche à établir la paix est appelé à être un soignant, un confident et un conseiller. Comme tu l’as dit auparavant dans l’entretien, construire la paix demande l’imbrication de plusieurs disciplines, guérison de traumatisme et transformation du conflit sont intimement liés.

Carl: Nos instruments de résolution de conflit, si tu veux, nos compétences, nos instruments, nos techniques, sont inutiles s’ils ne sont pas habités par une dynamique et une compréhension spirituelles. Je dois savoir que ce que je fais, la compétence particulière que j’utilise est aussi liée à la guérison. C’est intégré avec la possibilité de guérir, et non seulement celle de résoudre ou de gérer un conflit ou une injustice. Dans le passé, le 70% de toutes les victimes de la guerre furent des femmes, des enfants et des civils. Simplement dit, la façon de faire la guerre maintenant provoque beaucoup plus de victimes civiles que militaires. C’est pourquoi nous travaillons tous et tout le temps à ce que nous appelons « traumatisme » et pourtant nous sommes en situation de déni. Les politologues sont en situation de déni s’ils pensent qu’ils peuvent réaliser des négociations à un haut niveau entre les parties en conflit et former un nouveau gouvernement civil sans traiter les traumatismes psycho-sociaux. Je pense que nos négociations échouent encore et toujours à cause de notre incapacité à reconnaître le traumatisme, à identifier et à reconnaître l’importance des blessures subies en situation de guerre et de violence. Une paix positive demande que nous allions au-delà des questions de pouvoir politique et des intérêts de ressources économiques. Il faut même ajouter que beaucoup de nos instruments et de nos techniques demandent une logique qu’il n’est possible d’appliquer que si un certain travail est d’abord fait sur des traumatismes.

Rwandan Refugees
En résumé, la logique des négociations ou de la médiation est inutile avec une population très traumatisée qui souffre de symptômes post-traumatiques. Ces processus donnent de meilleurs résultats s’ils viennent après ou pendant la prise en compte des besoins de soins traumatiques et de résilience.  Et donc, prendre soin de nous-mêmes, comme nous en avons déjà parlé auparavant, devient absolument essentiel. Empêcher le flux traumatique, et dénier le rôle de la guérison, c’est empêcher la moitié de notre travail au moins. Cet élément traumatique est ignoré par beaucoup de nos études et pratiques en sciences politiques et en relations internationales ; et ensuite nous sommes surpris de ne pas voir le résultat escompté.

L’autre part de cette fonction de guérison touche de nouveau le spirituel et l’intuition. Pour guérir, il ne s’agit pas d’appliquer une technique où que nous allions. C’est plutôt un processus pour essayer de comprendre de manière spirituelle le contexte – de voir le non-vu et de comprendre l’histoire derrière l’histoire pour appliquer les mécanismes corrects de guérison. Guérir prend différentes formes. Elles dépendent du contexte et de la manière selon laquelle la guérison sera expérimentée et comprise. Une fois encore, à partir de ma propre tradition, si tu regardes Jésus, il n’avait pas la même formule pour chacun. Il avait une formule différente parce qu’il se mettait d’abord à l’écoute de ce que chaque personne voulait. Il regardait dans leur cœur. Il regardait, voyait, et ensuite il répondait. 



Par exemple, dans le cas de la femme prise en situation d’adultère, il ne chassa pas le démon de l’adultère hors d’elle. Autant que nous pouvons l’affirmer à partir des écrits évangéliques, Jésus lui dit : « va et, désormais, ne pèche plus ». Essentiellement, Jésus lui disait : « Tu t’es prise au piège toi-même dans un réseau social de péché, dans un modèle de comportement destructeur. Tu peux prendre la décision de t’en sortir. Je t’en défie, quitte-le. » Jésus lui donnait le choix de quitter une vie brisée et d’aller vers une guérison. Je suis sûr qu’il devait y avoir d’autres problèmes structurels à considérer mais, pour diverses raisons, Jésus savait qu’elle disposait d’un certain nombre de choix possibles et qu’elle pouvait sortir de cette oppression. D’autres personnes que Jésus a rencontrées étaient sous la domination d’une désolation spirituelle obscure. Jésus puisa dans le domaine spirituel, par la prière,  afin de changer leur situation et de les libérer. D’autres encore, qui s’approchaient de Jésus pour une guérison, semblaient souffrir seulement d’une maladie physique (telle la cécité) et il n’y avait aucune dynamique spirituelle pour cela. C’était un phénomène naturel. Jésus touchait les yeux et ils étaient physiquement guéris. 

A d’autres encore, Jésus prescrivait un diagnostic spirituel. Nicodème vint vers Jésus à minuit, et celui-ci lui dit : « Tu dois renaître ». Jésus donnait une ordonnance spirituelle en vue de la guérison. Il n’a pas prié sur Nicodème pour qu’il soit exorcisé du démon du doute – tu comprends ce que je pense ?- Nous, nous avons une tendance à nous en tenir à une façon de guérir et, ensuite, nous essayons de l’appliquer partout, pensant que l’Esprit travaille seulement de cette manière. Je pense que nous devons chercher à nous accorder avec le contexte spécifique, avec le besoin spécifique et agir intuitivement à ce niveau, ce qui signifie que nous devons nous ressourcer tout le temps auprès de l’Esprit.

Yago: Merci pour avoir partagé avec nous ton expérience relative aux différentes fonctions de celui qui intervient pour faciliter un processus destiné à instaurer la paix. Cela montre clairement la richesse et les demandes de ce domaine. Nous avons certainement reçu de bonnes lignes directrices en vue du discernement réflexif et permanent que nous sommes appelés à exercer en tant qu’artisans de paix.

Carl, nous avons terminé notre entretien. Cela fut un magnifique partage. Je te suis très reconnaissant de ta générosité. Tu as partagé en profondeur au sujet de ton expérience dans le domaine de la construction de la paix. Vraiment, c’est ta vocation et ta passion. Merci pour avoir partagé avec nous ton propre cheminement et tes trésors intérieurs.

Carl: Merci, Yago. C’était un plaisir. Comme nous le dirions en isiZulu, “Siyabonga” (merci).


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